Ma bru m'a conduit par la manche Jusqu'au p'tit banc qu'est sous l'tilleul. Y vont s' promener, dame, c'est dimanche Je reste là, je suis l'aïeul
Je suis né... Bah !... Y a si longtemps Que ça m' fatigue de faire la somme De mes hivers ou d' mes printemps Enfin quoi, j' suis un vieux bonhomme. Mes prunelles sont d'venues toutes grises Depuis que'ques mois, j' peux plus rien voir Mais j' devine le temps ! J'ai des crises, J' suis tout rouillé quand va pleuvoir
Mais aujourd'hui, j' sens qu'y fait clair Et j'entends qu' c'est plein d'oiseaux, dans l'air Et qu' dans les branches, c'est plein d'abeilles ! Pas de danger qu'une me pique ! Elles vont, comme ça, par cinq ou six Et l' soleil leur fait des diadèmes C'était pareil, dans l' temps jadis Seulement, les filles, c'est plus les mêmes
On veut pas croire, dans sa jeunesse, Qu'un beau jour, faudra céder l' pas On croit que ça dur'ra sans cesse Ou, mieux encore, on n'y pense pas On s' marie, on a des bambins, On en est fier, on désespère De les voir grandir, ces bambins Et puis, un jour, va t' faire lanlaire
Voilà qu' la fille prend du corsage Et qu' le fils part pour l' régiment. On s' dit "j' suis dans la force de l'âge" On se l' redit, jusqu'au moment Où on s' trouve seul, deuil après deuil Et la grand'route qu'on a suivie On la r'voit toute, en un clin d'Âœil, Que c'est long, que c'est bref, la vie
Ma bru m'a conduit par la manche Jusqu'au p'tit banc qu'est sous l' tilleul. Y vont s' promener, dame, c'est dimanche Je reste là, je suis l'aïeul.